dimanche 6 avril 2008

LA POESIE EN CHANSON

En vers et contre chant .......

C'est une tendance : de plus en plus de chanteurs recommencent à recycler les grands poètes classiques : de Ridan avec du Bellay à Murat avec Baudelaire en passant par la Première Dame de France avec Emily Dickinson jusqu'au retour en force de Ferré devenu poète à force de reprendre les poètes et lui-même repris par les rockers (Noir Désir) ou les jazzmen (Yves Rousseau). Manque d'inspiration ? Hommage ? Volonté d'anoblissement ? Retour à la case départ ?


Une reprise pas comme les autres

Dans un contexte de chanson, le recyclage prend une couleur négative. Récupérer d'anciennes formules – faire du neuf avec du vieux – peut s'apparenter à une posture artistique dépourvue d'imagination. Pourtant l'histoire de l'art est l'histoire d'un recyclage de références, de réécritures, d'hommages. On appelle cela une "interprétation" dans la musique classique. De nos jours, celle-ci, que ce soit en disque ou en concert, se résume souvent à une relecture des grands compositeurs. Dans la chanson ou dans la musique populaire, on parle plutôt de "reprise". Mais il existe une catégorie très spéciale de reprise, propre à la chanson : réutiliser les vers des poètes classiques pour y coller une musique. Spécialiste en la matière, Jean-Louis Murat déclare "on peut dire ce qu'on veut, la chanson française, c'est de la poésie mise en musique". Cet "art mineur", c'est sa définition, allie texte et musique, et dans la grande majorité des cas, est sanctionné par un refrain. Au point que même aux poèmes sans refrain, les chanteurs se sentent obligés d'en inventer un. Ferré par exemple sur 'L'heautontinorouméos' tiré des 'Fleurs du Mal', ponctue chaque strophe d'une itération du titre du poème que Baudelaire, pour sa part, n'utilise jamais dans le corps de son texte. Pourquoi ?


Généalogie de la poésie

Tout simplement parce que notre vision "moderne" de la poésie en fait un genre écrit. Un poème se lit, se relit, s'apprend par coeur. Un poème se décortique, s'analyse et, si l'on ne comprend pas un vers, on peut le relire à l'envi pour en saisir les nuances et les subtilités. Au contraire, dans la chanson au format oral et conventionnellement court, il peut parfois être compliqué de saisir toute la beauté d'un vers : le chanteur fait alors le choix du refrain pour "populariser" le poème. Au moins un vers reste alors en tête et le refrain permet une pause salvatrice pour (peut-être) repenser aux vers précédents. La chanson "doit souligner ses effets et permettre malgré sa rapide et éphémère audition une mémorisation (d'abord dans son souci pédagogique : éduquer à la religion dans les cantiques, éduquer à la citoyenneté dans les goguettes). Le refrain, révélateur d'un leitmotiv mélodique et thématique est donc une caractéristique normée de la chanson folklorique, de la chanson populaire et de la chanson de variété" explique très justement Joël July dans son ouvrage 'Esthétique de la chanson française contemporaine'. Le refrain est le symbole et (presque) la condition sine qua non d'une chanson, d'où la volonté de certains chanteurs d'en faire abstraction pour se donner un air de poésie : du 'Pierre' de Barbara au 'Nougayork' de Claude Nougaro.

Pourtant cette conception du poème et a fortiori de la chanson n'a pas toujours été de mise dans l'histoire. La figure tutélaire et mythique de la poésie, Orphée, était lui-même à la fois chanteur et poète. Cette lecture "écrite" du poème en néglige la musicalité, l'oralité, la diction, le rythme. Les poètes de la Beat Generation n'auront par exemple de cesse de rappeler le poème à son statut oral lors de grandes lectures publiques souvent accompagnées de musiciens. Un bon poème devrait pouvoir même être musical sans musiciens de fond. Il suffit d'écouter la lecture de 'Howl' le poème-somme de Ginsberg pour s'en convaincre. Mais la démonstration pourrait s'appliquer à tous les grands poèmes de l'histoire. On attribue même à Victor Hugo ce célèbre mot : "Défense de déposer de la musique au pied de mes vers !". Loin de constituer un mépris pour la musique, il vient juste rappeler que le vers se doit d'être musical avant tout. "De la musique avant toute chose" écrit Verlaine dans son 'Art poétique', l'un des poètes le plus "recyclé" des chanteurs (de Gainsbourg à Ferré en passant par Souchon). Au fond si le poème est avant tout chanson, le recyclage des poèmes doit s'envisager comme un juste retour des choses, comme la boucle d'un cycle. Et finalement rien de plus naturel que de chanter un poème.


Comment chanter un poème ?

La plus classique et celle qui fait (presque) école de nos jours est celle initiée par Léo Ferré. Le poème est souvent une chose triste qu'on accompagne de superbes mélodies et que l'on chante dans une voix qui avoisine la récitation, avec une instrumentation sobre, le plus souvent une simple piano ou une guitare. Dans cette conception fidéiste, n'oublions pas le versant joyeux symbolisé par Trenet qui reprend dans une version jazzy 'La Cigale et la Fourmi'. Seconde solution rare mais passionnante : la relation (plus ou moins) privilégiée avec le poète comme c'est le cas de Ferrat avec Aragon comme il l'explique lui-même : "Nos rapports n'étaient pas de copinage. J'allais le voir quand je le mettais en musique (…) Il ne reconnaissait pas ses poèmes, qui prenaient une autre dimension une fois chantés. Je me suis permis des libertés avec ses textes – que je lui soumettais d'ailleurs. Je supprimais des strophes, je prenais deux vers pour faire un refrain. J'en ai chanté d'autres littéralement. Mais il acceptait tout ça" (1). Troisième solution, le pastiche, du moins le second degré sur le poème : c'est le cas de Brassens qui institue un dialogue entre les poètes sur 'Marquise'. Mise en en musique des 'Stances à Marquise' où Corneille tente de séduire une jolie jeune femme en lui rappelant vieillesse, laideur et décrépitude qui l'attendent, le chanteur moustachu insère avec malice à la fin du poème la réponse de Tristan Bernard à l'auteur du 'Cid' : "Peut-être que je serai vieille, / Répond Marquise, cependant / J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, / Et je t'emmerde en attendant." Dernière possibilité, celle qui s'apparente le plus au recyclage au sens fort du terme : Gainsbourg et la réécriture pure et simple. S'il a littéralement mis en musique certains poèmes (2), l'"homme à tête de chou" était le roi du recyclage au point d'avoir affirmé "Tous mes textes ne sont que collures. A bien y réfléchir, je n'ai pas d'idées" (3). L'exemple le plus frappant se trouve dans 'Je suis venu te dire que je m'en vais', issu du célébrissime poème de Verlaine 'Chanson d'automne' utilisé par Radio Londres lors du Débarquement. Gainsbourg réarrange le poème à sa manière en citant le poète référence "Comme dit si bien Verlaine / Au vent mauvais", en changeant les pronoms : "Je me souviens / Des jours anciens / Et je pleure" de Verlaine passe à la seconde personne du singulier chez Serge. Enfin, il n'hésite pas à changer la nature des mots tout en conservant le même vocabulaire : le "tout suffocant, et blême" original devenant "tu suffoques, tu blêmis". Gainsbourg, ou le véritable roi du recyclage dans tous les sens du terme, comme sur 'Lemon Incest' qui reprend la mélodie de l''Etude op. 10 en mi majeur' de Chopin.


Le chanteur est-il poète ?

Reprendre un poème, serait-ce une manière de devenir soi-même poète, de redonner ses lettres de gloire à un genre souvent méprisé : la chanson ? Dans la légendaire interview à trois Brel / Brassens / Ferré, les trois compères se défendent d'être des poètes. Le trio s'accorde sur une formule "Je mélange des paroles et de la musique". Ils insistent sur la voix, un chanteur possède avant tout une voix, dans le sens physique du terme. Le chanteur a beau reprendre des poèmes, il ne transforme pas pour autant la chanson en poésie. Brassens : "C'est tout a fait différent de ce qu'on appelle couramment la poésie, qui est faite pour être lue ou dite. (…) Même si des types comme Ferré ont réussi à mettre des poètes en musique, comme Baudelaire, il est difficile d'utiliser la chanson comme les poètes qui nous ont précédés utilisaient le verbe. Quand on écrit pour l'oreille, on est quand même obligé d'employer un vocabulaire un peu différent, des mots qui accrochent l'oreille plus vite…" Ferré revendique davantage un travail pédagogique, très proche de la conception hexagonale de la chanson qui met l'accent sur le texte plus que sur la musique, tandis que les Anglo-Saxons inversent cette tendance : "Il y a des gens qui reçoivent d'abord la musique, d'autres qui reçoivent d'abord les paroles. Les gens les plus intelligents reçoivent d'abord les paroles. Les gens les plus sensibles – et peut être les moins intelligents, ce qui est possible aussi – reçoivent d'abord la musique. Ce qui fait que j'ai pu faire connaître Baudelaire à des gens qui ne savaient pas qui était Baudelaire." Cette scission poète / chanteur se matérialisera par la brouille Ferré / Breton. Quand le chanteur qui montre au poète son recueil 'Poète, vos papiers !', celui-ci lui conseille de ne jamais publier l'ouvrage en question. Breton abhorrait en fait deux choses propres à la chanson : le
langage populaire que le grand Léo usait à l'envi et la musique à laquelle le chef de file du surréalisme était hermétique.


Anoblissement, pédagogie, retour aux sources, toutes les raisons sont bonnes pour mettre en chanson des poèmes car les vers d'un Baudelaire ou d'un Ronsard auront toujours un temps, un rythme et une rime d'avance sur tous ceux qui se servent de la musique comme d'une béquille pour scander un texte. Et même si la mise en chanson des poèmes constitue l'exception qui confirme la règle, il vaut toujours mieux trouver des vers dans une chanson que dans une pomme.

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